REFLEXIONS AU SUJET DE LA GUERRE EN UKRAINE

La guerre en Ukraine se poursuit. Nous y pensons et nous en parlons beaucoup. L'extrême brutalité de l'attaque et les actions génocidaires des troupes russes font que le sujet principal en est le sort de la population civile ukrainienne et la possibilité d'une aide extérieure. C'est une bonne chose, car c'est effectivement ce qui importe 2. le plus aujourd'hui. L'autre thème de nos discussions est le déroulement des batailles en cours, leur géographie et la puissance de la résistance ukrainienne qui étonne le monde entier. Poutine n'était pas le seul à croire à un blitzkrieg remporté par la Russie. L'opinion mondiale, estimant la population, les potentiels militaires et économiques des deux camps, s'y attendait également. La surprise du déroulement, à ce jour, de cette guerre, met en avant la question de savoir comment elle se terminera, mais elle incite aussi à se demander pourquoi, dans quel but et au nom de quelle cause cette attaque russe contre l'Ukraine a eu lieu.

J'ignore comment cela se terminera-t-il militairement et politiquement. L'échelle des nouvelles, partielles et jamais objectives - mauvaises ou bonnes pour la cause ukrainienne - varie chaque jour. Cependant le sens de cette guerre - j'en suis convaincu - dépasse le cadre de la politique et de ses arrangements actuels, la question du maintien de Poutine au pouvoir, ou les intérêts du cercle d'oligarques qui le soutiennent ou se rebellent. Il est plus profond.

I. LA MALÉDICTION IMPÉRIALE DE LA RUSSIE

Depuis plus de cinq cents ans, la Russie se voit comme une superpuissance et s'entête à se considérer comme un empire qui pour une raison indéterminée ne détient toujours pas le pouvoir sur le monde. Elle possède toutefois un tsar puissant dont le monde a 3. peur. Et il doit en être ainsi, car le tsar, c'est la Russie et la Russie, c'est le tsar - et derrière lui, sous sa coupe, toute une multitude de peuples, chacun d'entre eux ayant sa propre terre et sa culture populaire locale, qui cependant ne doit même pas s'autoriser à rêver de sa propre subjectivité politique ou d'une tradition qui pourrait en évoquer  4. la conscience. La patrie signifie, et est censée être, l'empire, le Russkyi mir. Les frontières du Russkyi mir doivent être délimitées par les empreintes des bottes du soldat russe, mais selon de nombreux chantres de la grande Russie, tous les véritables Slaves et les vrais Orthodoxes devraient obligatoirement y participer. L'Ukraine - contrairement à la Russie – est, hormis la Crimée, entièrement slave, et dans une très grande majorité orthodoxe... En se séparant de la Russie et en choisissant la liberté et la souveraineté, elle a trahi le russkyi mir et doit être punie. Poutine n'a pas planifié de guerre avec l'Ukraine, c'était simplement - conformément à la tradition impériale russe - une expédition punitive, usmirenyie, une pacification, selon l'appellation donnée par les tsars précédents à l'écrasement des soulèvements polonais de 1831 et 1863. A l'époque également cela avait traîné en longueur et coûté cher politiquement à la Russie. En Russie soviétique en 1920, cela s'était soldé par un échec.

Ce qui se passe actuellement diffère de l'époque antérieure sur deux plans. Tout d'abord, le Russe d'aujourd'hui est différent. Il a derrière lui trois générations ayant subi la pratique du système communiste, ce qui a estompé en lui une grande partie de l'identité traditionnelle russe-orthodoxe-populaire, et au moins une génération d'un contact limité, même si ayant son importance, avec la riche civilisation occidentale, remplie de matérialisme clinquant. Il croit donc beaucoup moins au mythe du grand empire russe que son arrière-grand-père, qui au cri de « Za Rodinu, za Stalina » ! (Pour la Famille, pour Staline !) n'aurait pas hésité à se jeter dans le feu. Ensuite, 5. Poutine n'est pas Staline, encore moins un tsar. Incapable de les distinguer, il veut prétendre aux deux en même temps, mais n'y parvient en aucune façon. Le tsar devait être haï ou adoré, il y avait cette puissance terrifiante du système pervers chez 6. Staline. En comparaison, Poutine semble n'être qu'un apparatchik rusé de la Sécurité s'étant accaparé un rôle qui le dépasse clairement. Il le joue mal, exagère avec la cruauté, ce qui dégoûte même ses anciens sympathisants, et ment si absurdement et bêtement que les contacts avec lui perdent tout sens. Ainsi, bien qu'on ne puisse pas connaître l'issue militaire de la guerre qu'il a déclenchée, on sait déjà qu'il l'a lui-même politiquement perdue.

La Russie est également en train de la perdre. L'image fausse, mais tentante pour le monde dans les années 1990, d'une "nouvelle Russie", partenaire pacifique et fiable dans de nombreuses interactions, est d'ores et déjà anéantie. Le mythe d'une armée redoutablement efficace s'efface de jour en jour. Les pieds d'argile du colosse deviennent de plus en plus visibles et cet effet éloigne pour plusieurs décennies toute idée de la réalité d'un empire russe. A l'évidence, Poutine a donc nui à la Russie.

II. SUITE DE LA SAGA COSAQUE...

La perspective ukrainienne importe plus que la russe -  ce sont eux qui sont devenus victimes de l'agresseur. L'attaque russe a eu des étapes. Il y a d'abord eu la Crimée, puis Donetsk et Louhansk, et enfin l'invasion de tout le pays. L'expérience de cette guerre et la liste des dommages subis est longue: destruction matérielle et économique des terres occupées par l'ennemi, suppression de l'activité normale de l'État, intimidations, asservissement et assassinats délibérés de civils, attaques militaires sur les couloirs d'évacuation des populations des villes assiégées, et au niveau de la propagande - déni flagrant du droit à une identité nationale ukrainienne distincte. Tout cela constitue le témoignage de l'iniquité des envahisseurs et de la souffrance des agressés. Cependant, un récit du le combat est présent également. Il a commencé 7. avec la résistance en Crimée. Il perdure aujourd'hui, à une échelle incomparablement plus grande. Il se fait entendre partout où les troupes ennemies apparaissent: aujourd'hui dans le nord-est de l'Ukraine - de Tchernihiv et Soumy jusqu'à Kharkiv, plus à l'est dans le Donbass, et au sud, le long de la côte de la mer Noire, de Marioupol à Kherson et Nikolaivsk. Dès les premiers jours de l'agression, les Russes ont concentré leurs efforts afin d'entrer dans Kiev même. Ces tentatives ont été, à ce jour, inefficaces. Enfin au nord, l'armée biélorusse de Loukachenka, en réalité subordonnée d'une manière ou d'une autre à Poutine, est prête à entrer en Ukraine. Les bombardements de cibles choisies et de quartiers résidentiels des villes ont lieu partout - il n'y a pas d'endroits sûrs. La semaine dernière, l'agression russe a perdu de sa dynamique, se débat avec de nombreuses difficultés, mais elle se poursuit, et son étendue territoriale témoigne de l'ampleur de la menace qui pèse sur l'ensemble de l'État indépendant ukrainien. Toutefois, elle révèle également l'importance et la force de la résistance ukrainienne. Voici à quoi cela ressemble aujourd'hui, le 28 mars. Qu'en sera-t-il demain - je l'ignore.

L'agression russe a été dirigée contre la population civile. Cette dernière s'est donc engagée dans le combat: l'autodéfense locale des habitants et l'aide spontanée de la population des zones encore non atteintes par la guerre sont une extension des actions militaires de l'armée. Ceci est important car l'Ukraine, composée de régions aux expériences et aux traditions historiques très différentes, a besoin de la survie de toute sa communauté existentielle - son ciment aujourd'hui est le destin commun de la guerre et l'action de toute la nation. Cette individualité, précisément nationale, est quelque chose de très européen, ancré dans notre perception du monde social et rayonnant à partir de cet enracinement, au cours de l'histoire, vers d'autres parties du monde. Par conséquent, le combat d'aujourd'hui des Ukrainiens peut également être considéré comme un exemple de leur européanité essentielle – ils forment une 8. nation, et non pas l'un des nombreux peuples d'un empire quelconque.

Regardons un instant le passé. Les nations d'Europe ont grandi différemment: l'histoire de certaines est celle d'une existence plutôt pacifique et d'un développement économique dans leur propre pays. D'autres, pour percer, ont constamment 9. combattu  les puissances des pays étrangers. Les Ukrainiens ont derrière eux un fort statut d'État de la Rus' de Kiev, mais leur histoire postérieure est une suite de combats avec les Mongols, les Tatars et enfin les Turcs du côté sud-est. Ce fut la longue et difficile histoire des remparts de la chrétienté, où le feu, la destruction et la terrible 10. menace de captivité revenaient à chaque génération. De l'ouest émergeait l'Europe - plus riche, civilisée, sûre d'elle - et étrangère. Latine, donc "chrétienne autrement". Elle établissait l'ordre à sa manière, souvent préjudiciable aux paysans locaux. Elle avait eu tout d'abord un visage hongrois, puis principalement polonais. 11. i 12. Les Lechites  voulaient être maîtres - il fallait leur résister, à eux aussi. C'est alors que le Cosaque est né - d'abord réel, puis avec le temps mythifié et dépeint aux enfants comme un modèle d'Ukrainien - un héros. Sans connaître l'essence de ce mythe, il vous sera impossible de comprendre l'histoire ultérieure de l'Ukraine ainsi que la ferveur de sa résistance dans la guerre actuelle. Le Cosaque représente l'apothéose de la rébellion et de la lutte pour la liberté comme cause commune. Une révolte contre l'injustice qui couve longtemps en silence, mais qui lorsqu'elle éclate devient vite générale, acharnée, cruelle. Dès lors, l'ataman cosaque ne s'encombre pas des lois écrites quelque part loin dans le monde : elles peuvent le tromper. Il a sa propre "loi du sabre" avec laquelle il veut administrer sa justice. Il se bat furieusement contre le Tatar, puis contre le Lechite. A la tête de son kurin formé de jeunes Cosaques, il 12bis défend au sabre la cause de la population impuissante qui voit alors en lui un sauveur et lui fait profondément confiance. Il arrive parfois que le Cosaque meure dans un combat inégal, et plus souvent qu'il soit trompé à cause de sa crédulité. Certes, il n'est pas diplomate et il vaut mieux qu'il ne tente pas de l'être. Depuis de nombreuses générations, c'est ainsi que les Ukrainiens jugent leur dramatique erreur historique, 13. lorsqu'en combattant à la fois contre la Turquie et la Pologne, Khmelnytsky avait demandé l'aide et la protection du tsar russe. C'était censé être une aide temporaire, une protection momentanée et cela s'est transformé en trois cent quarante ans decaptivité ukrainienne.

Aujourd'hui, Poutine veut « se soucier » des Ukrainiens. Cette fois pourtant, il y a quelques années, à l'époque du Maïdan à Kiev, les Cosaques contemporains se sont levés pour défendre la liberté ukrainienne. Seulement, pendant longtemps, aucun véritable Ataman, avec un grand A, ne s'était manifesté. Soudain, quelqu'un de déterminé et de très courageux est apparu et a pris les devants. Le pays lui fait confiance et veut le suivre. Quelle sera la suite ? Il y a une guerre - l'Ataman peut mourir à n'importe quel moment. Il peut également être trompé s'il fait confiance à quelqu'un d'inopportun à ses côtés ou ailleurs dans le monde. Peut-être cependant - en véritable serviteur du peuple - saura-t-il mener ce dernier à la victoire tant espérée.

Nous ne savons pas si les Cosaques d'aujourd'hui sauront ou pas chasser les envahisseurs. Ils peuvent être vaincus et même réduits en esclavage pour un certain temps. Mais ils resteront certainement eux-mêmes. Après ce qu'ils vivent aujourd'hui, ils ne deviendront jamais des Russes ou des "Petits-Russes". C'est en cela que je perçois le sens le plus profond - et historiquement le plus important pour les Ukrainiens - de cette lourde guerre qui leur est imposée.

III. L'EUROPE « COMME UN BAGEL » ?

La guerre de la Russie contre l'Ukraine se déroule sous les yeux du monde. Comment est-elle perçue et quelles sont les réactions qu'elle suscite ? Il n'est pas facile de mettre de l'ordre dans les informations qui affluent continuellement au sujet des différentes actions et attitudes.

Pour commencer, je distinguerais les déclarations des personnalités publiques, chefs d'État, représentants de gouvernements et autres décisionnaires qui sont "importants" dans le monde, mais qui portent aussi une responsabilité particulière pour leurs paroles et leurs engagements,  du comportement de personnes "privées", qui à      14. première vue pensent ne rien pouvoir faire et qui après avoir entrepris des actions, peuvent parfois réaliser étonnamment beaucoup. La politique est menée par les uns et les autres, mais ne confondons pas le comportement des gouvernements et celui des sociétés. Tout les Hongrois ne sont pas Orban, tous les Allemands ne sont pas Merkel... Dans chaque pays, il y a des militants dévoués à toutes sortes de causes - parfois contradictoires - et partout on trouve aussi un grand nombre de parasites égoïstes. En Pologne également.                                                                   15.

Certaines réponses à la guerre en Ukraine doivent - pour ainsi dire par nature - relever de la compétence des gouvernements des États et des décisionnaires politiques réunis autour d'eux. Ce sont les autorités de l'État qui définissent sa politique envers la guerre, déclarent la soi-disant impartialité ou tel ou autre degré de soutien à l'une des parties combattantes. Toute implication militaire, aide à l'armement ou à la formation des combattants relèvent bien évidemment aussi du domaine de l'État. Cela s'applique également aux questions macro-économiques: les autorités étatiques ou même européennes décident de sanctions économiques importantes ou mineures, d'embargos ou de restrictions sur les exportations et les importations. Le grand public peut toutefois agir indirectement mais efficacement: pour exemple, les décisions commerciales des grandes entreprises, qui contrairement à leurs déclarations récentes de continuer leurs affaires dans un registre business as usual dans une Russie agressive sur le plan international, ont soudainement dû s'arrêter, menacées par un boycott massif de clients en colère à travers le monde. Le pays des assaillants n'a plus de restaurant Mac Donald's, de cacao Nesquik, ni de voitures Renault. Cela peut paraître dérisoire mais reste significatif pour le façonnement de l'opinion publique russe.

Le domaine qui dépend toujours en quelque sorte de la volonté des décideurs politiques et économiques, mais qui reflète avant tout la demande et l'intérêt portés par la société, est la circulation de l'information et la forme du débat public dans les médias. Il se forme alors une réaction en chaîne évidente: l'information qui parvient aux esprits stimule et oriente la réflexion collective et cette réflexion réclame d'autres informations importantes. C'est ce pour quoi les gens sont prêts à payer et dans un monde relativement libre, ils l'obtiendront. Aujourd'hui, nous voulons en connaître plus sur Kiev et savoir où se trouvent Kharkiv et Marioupol - de nouvelles cartes sont donc déjà en train d'être créées. On les trouvera demain sur Internet.

Enfin, il y a tout le domaine de l'aide matérielle directe aux victimes de la guerre : leur fournir de l'eau, de la nourriture, des médicaments, un abri. Faciliter leur évasion des lieux menacés et accueillir les réfugiés dans son propre pays, leur apporter le soutien nécessaire et faire preuve d'une simple bienveillance humaine. Tout ce secteur d'action est le domaine de conduites et d'initiatives non pas des autorités des États, mais des citoyens ordinaires qui l'entreprennent individuellement ou en constituant des équipes. Le rôle de l'État se limite ici à autoriser de telles actions, à les faciliter, à les légitimer et parfois à leur apporter un soutien organisationnel. Avant tout, ce qui compte ici, c'est la volonté humaine d'aider les nécessiteux, l'élan fondamental de solidarité et l'atmosphère d'ouverture amicale créée par ce réflexe. En tant qu'émigrant politique de 1981 à 1989, je me souviens de l'atmosphère qui a entouré notre famille successivement en Italie, en Suisse et en France, nous permettant de mener une vie à peu près normale, et même une activité politique en faveur de Solidarność. Aujourd'hui, nous apprenons qu'une femme ukrainienne et ses enfants ont étés accueillis par nos amis Suisses, rencontrés à cette époque, et vivent chez eux...

De telles personnes, ordinaires et en même temps extraordinaires, sauvent réellement le monde. Elles redonnent espoir. On peut les rencontrer partout. À l'échelle sociale, leur présence et leurs actions sont liées au sentiment de sécurité collective, ou encore de menace collective, qui prévaut dans leur pays. Ce sentiment est dépendant d'une certaine manière de la situation géopolitique, différente aujourd'hui pour l'Estonie et pour l'Australie, mais il est en grande partie le résultat d'expériences historiques multi générationnelles d'une nation donnée. Un Européen de l'Ouest n'a pas peur de la conquête ou d'un génocide sur son territoire - c'est au-delà de son imagination. Il est convaincu que de telles tragédies n'arrivent qu'« ailleurs », qu'elles concernent des personnes éloignées et complètement différentes de lui. L'Européen dont les grands-parents, les parents ou lui-même ont appris à vivre dans les soi-disant démocraties 16.  populaires, porte là-dessus un autre regard, encore distinct de celui de son   contemporain vivant dans les anciennes républiques soviétiques. La connaissance 17. de la politique - mais aussi de la vie humaine - est différente dans chacun de ces cas.

Notons cependant que les réactions mondiales à l'invasion russe de l'Ukraine changent fortement au fil du temps et paraissent de plus en plus catégoriques. Ce qui, fin février, semblait être un acte extraordinaire de courage politique envers la Russie de Poutine, est devenu au bout d'une semaine le slogan standard de la diplomatie mondiale et passe aujourd'hui presque inaperçu. Ce changement progressif du ton de la politique est en quelque sorte l'effet des événements militaires et de la barbarie de l'armée russe envers la population civile qui compromettent la Russie et rehaussent le prestige de l'Ukraine. Le monde y réagit de plus en plus fortement. C'est néanmoins aussi un témoignage du changement progressif des mentalités, particulièrement visible en Europe. Dans les deux Europes: celle qui est traditionnellement inquiète pour son futur destin et celle qui a - traditionnellement aussi - confiance en sa sécurité inébranlable.

Quelque chose sur ce continent s'est transformé au cours des dernières semaines et continue de changer de jour en jour. Certains liens s'affaiblissent et se brisent. D'autres, nouveaux, se développent. L'Union européenne se révèle moins univoque dans ses sympathies et antipathies. Dans le même temps, il existe une certaine similitude dans les humeurs politiques au nord du continent, parmi les Britanniques, les Scandinaves, ainsi qu'au centre-est de l' Europe, depuis les trois États baltes, en passant par la Pologne, la République tchèque et jusqu'à la Croatie et la Slovénie dans une direction, et à la Roumanie, la Bulgarie et la lointaine Géorgie - dans l'autre. La division classique du continent en Est et Ouest semble être de moins en moins significative. On pourrait citer ici les paroles ironiques du Maréchal Pilsudski au sujet de la Pologne d'il y a cent ans qu'il comparait à un bagel : le meilleur est tout autour, seul le centre n'est pas très intéressant... Peut-être alors qu'un bagel européen nous attend ? Il est rop tôt pour esquisser ses futures formes politiques. Aujourd'hui, tout au plus, des points scintillent sur les cartes de nos idées et de nos émotions collectives. C'est un effet secondaire, mais probablement important pour tout notre continent, de la guerre en Ukraine.

IV. LA FOI SUR LE REMPART                                                                     18.

Un autre aspect de l'invasion russe de l'Ukraine et des réactions mondiales à la tragédie d'une nation attaquée nécessite une réflexion plus approfondie. La foi et la religion ont toujours été et continuent d'être une question importante et fondamentale en Ukraine pour son identité nationale. Les persécutions soviétiques n'y ont rien changé - le philosophe Lounatcharski, né sur ces terres, avait averti non sans raison ses compagnons que la religion était comme un clou : plus on tape dessus, plus il s'enracinera profondément. Ici, la confession puisée au Xe siècle à Byzance à travers la Grèce, la Bulgarie et la Moravie est l'orthodoxie. Ce n'est qu'à partir d'ici, de Kiev, au XIIe/XIIIe siècle, que la foi orthodoxe s'est déplacée vers le lointain nord-est, atteignant les tribus slaves et finno-ougriennes qui y vivaient. Moscou a été fondée avec le temps, quelque part là-bas. Cet ordre d'événements mérite d'être mentionné de temps à autre. Pendant ce temps, l'orthodoxie ukrainienne cheminait vers le sud-ouest, vers Halicz, où au fil des siècles elle se mêlait aux catholiques latins, généralement d'origine polonaise, et aux gréco-catholiques issus de l'Union de Brest en 1596. Ces derniers, possédant très tôt, dès la fin du XIXe siècle, une forte conscience nationale, farouchement anti-polonais mais aussi anti-russes, ont connu à l'époque soviétique la délégalisation de leur Église et des persécutions extrêmes, mais après avoir quitté la clandestinité en 1990, se sont révélés être une communauté très dynamique religieusement et culturellement.

L'invasion russe a frappé toute la nation, mais le chemin de chaque confession est différent. L'orthodoxie ukrainienne, appartenant à l'origine au patriarcat de Constantinople et saisie par Moscou il y a 350 ans pour un pot-de-vin, était, il y a encore quelques années à peine, scindée en trois institutions religieuses concurrentes. Dans cette situation, Constantinople, en tant que plus haute autorité mondiale de l'Église orthodoxe, a définitivement rendu à Kiev son indépendance canonique de Moscou il y a quelques années et a facilité le retour des chrétiens orthodoxes ukrainiens à leur unité. Cela a certainement accru le scandaleux enthousiasme du patriarche Cyrille de Moscou envers la guerre. Le déclenchement de la guerre actuelle a cependant suscité au sein de l'orthodoxie mondiale non seulement une protestation contre cette agression russe, mais également une condamnation sans équivoque de la doctrine pseudo-théologique du soi-disant "Russkyi mir" c'est-à-dire l'aspiration éternelle de Moscou à dominer l'Église orthodoxe dans tous les pays slaves. Difficile de trouver une expression plus forte de la solidarité orthodoxe avec l'Ukraine souffrante. Actuellement en visite en Pologne, le patriarche de Constantinople Bartholomée Ier est venu à la rencontre des réfugiés ukrainiens afin de les soutenir spirituellement et de manifester son soutien à leur cause.

En ce qui concerne les catholiques d'Ukraine des deux rites, latin et grec, l'aide solidaire d'un grand nombre de communautés catholiques religieuses, diocésaines et laïques du monde entier, et en particulier des pays riches d'Europe, apporte une contribution matérielle très importante. La cordialité, la gentillesse générale et les sentiments positifs envers l'Ukraine dépassent ce à quoi on pouvait s'attendre. L'acte de consacrer l'Ukraine et la Russie sous la protection de la Sainte Vierge Marie a été une expression religieuse de cette fraternité. Une chose a manqué : la déclaration claire de la vérité de ce qui s'est passé en Ukraine. La guerre n'est pas un tremblement de terre qui frappe tout le monde indépendamment de sa conduite. La faute incombe à l'un de ces pays - la Russie. Et cela aurait dû être dit, car sans cette déclaration, les Ukrainiens sont mis dans le même sac que leurs envahisseurs et leur défense dans cette guerre est moralement assimilée à l'attaque qui détruit leur pays. La vérité est obscurcie.

Cela évoque dans la mémoire polonaise le terrible automne 1939 et la réaction du pape Pie XII à l'invasion allemande de la Pologne. Il avait exprimé sa sympathie à toute la population face aux souffrances de guerre qu'elle endurait dès la fin de ce 19. mois de septembre et avait manifesté cette préoccupation en des termes concrets avec les tentatives successives d'alléger le sort de l'Église polonaise. Cependant, pas un seul mot n'a été prononcé au sujet de la faute de l'occupant allemand. Les Polonais en avaient grandement besoin spirituellement, en tant que confirmation de la vérité et comme reconnaissance du bien-fondé moral de leur résistance. Nous avons attendu ces mots jusqu'en mai 1943 - et ces années de douleur collective sont restées dans la mémoire d'au moins deux générations de catholiques polonais. Les explications ultérieures selon lesquelles les "non-dits" papaux étaient nécessaires à cette époque aux efforts de l'Église pour conclure au plus vite la paix n'avaient convaincu personne. La conviction dictée par l'intuition était que la vraie paix exige d'abord que la vérité soit dite. Je crains que le silence du pape François lui soit reproché comme il l'avait été à Pie XII.

Quant aux catholiques ukrainiens, ils doivent, pour l'instant, serrer les dents. Ils résisteront. Ils forment le peuple de l'éternel Rempart, éloigné de la Forteresse romaine, et connaissent leur sort à travers les récits de dizaines de générations précédentes. Nous le connaissons aussi. Et nous voulons d'autant plus nous tenir à 20. leurs côtés.